dimanche 26 juillet 2009

A Propos de Sartre

Nous sommes condamnés à être libres...


C'est dans l'Existentialisme est un humanisme (1946) que Sartre emploie la curieuse formule : Nous sommes condamnés à être libres. Tirant les conséquences "morales" du principe existentialiste : L'existence précède l'essence, Sartre en conclut que nous sommes radicalement libres, et par suite radicalement responsables. Si Nous sommes condamnés à être libres, c'est que nous devons assumer une liberté que nous n'avons pas choisie, mais qui nous définit.


La philosophie de Sartre est une philosophie de la liberté, dont les prémisses reposent sur la fameuse formule, souvent mal comprise : L'existence précède l'essence.

La conséquence la plus immédiate de ce principe, que Sartre pense être la base de toute philosophie athée cohérente, est que : L'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait.

Nous sommes tout entier liberté, libres - dans les limites de notre condition, de notre situation - de nous faire. Aucune nature humaine, aucun destin ne dicte notre conduite. La liberté est ici l'absence de norme qui préexisterait à notre action.


Or, cette conscience de notre liberté ou de notre totale responsabilité peut provoquer soit l'angoisse qui s'empare de nous face à cette responsabilité, soit toutes les conduites de mauvaise foi qui visent à nous dissimuler cette liberté, à nous démettre de nos responsabilités en accusant le destin, les circonstances, ou la pression d'autrui. C'est pourquoi : Nous sommes condamnés à être libres.

Bien saisir la conception sartrienne de la liberté, de l'angoisse et de la mauvaise foi, présuppose que l'on ait saisi ce que signifiait : L'existence précède l'essence.

Tout objet fabriqué a d'abord été conçu. Pour reprendre l'exemple de Sartre , un coupe-papier est un objet fabriqué par un artisan, selon une idée préalable dont il déduit la façon de fabriquer l'objet. Aucun objet technique n'est produit sans que son utilité n'ait d'abord été définie, sans que sa nature ou son essence (c'est-à dire l'ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir) ne soit posée.


Autrement dit, ici , l'essence précède l'existence. Chaque coupe-papier existant n'est qu'un exemplaire du concept ou de l'essence de coupe-papier.


Dans la conception traditionnelle, l'homme est créé par Dieu, il est produit selon une définition de la nature humaine. Ainsi chaque homme existant n'est qu'une réplique ou une version de une nature humaine, d'une essence unique, présente dans l'esprit divin. Sartre conclut que dans cette vision traditionnelle, à laquelle il s'oppose avec vigueur, puisque l'essence précède l'existence : L'homme des bois, l'homme de la nature, comme le bourgeois sont astreints à la même définition et possèdent les mêmes qualités de base.

Or, poursuit Sartre, si l'on est athée, et athée de façon cohérente, il faut poser qu'il y a , au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant d'être défini par aucun concept, et que cet être c'est l'homme.


L'homme existe d'abord et se définit ensuite. Il n'est pas un exemplaire d'une norme ou d'une nature préexistante, il se fabrique lui-même au cours de l'histoire. La première signification de la liberté est cette capacité humaine à se définir par soi-même. Un objet technique, voire un objet naturel, une pierre, ne sont rien d'autre que ce que leur définition préalable nous dit qu'ils sont. L'homme à l'inverse, parce qu'en lui , l'existence précède l'essence, a reçu cet étrange privilège de se fabriquer lui-même.


Mais , si vraiment l'existence précède l'essence, l'homme est responsable de ce qu'il est. Sur chacun de nous pèse la responsabilité pleine et entière de nos actes et de nos choix. Nous ne pouvons nous retrancher derrière aucune nature qui nous définirait et limiterait notre possibilité d'agir et de nous faire. Pire : nous ne voulons pas dire que l'homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu'il est responsable de tous les hommes. En effet, en posant tel ou tel choix politique, affectif, etc. j'en affirme la valeur, et la valeur pour toute l'humanité.


Cette liberté, nous nous la masquons la plupart du temps, car elle est terriblement difficile à assumer. Il vaut la peine de citer le passage où Sartre résume et sa position philosophique et son athéisme, et décrit l'angoisse qui peut nous étreindre quand nous comprenons notre liberté.


Dostoïevsky avait écrit : Si Dieu n'existait pas, tout serait permis. C'est là le point de départ de l'existentialisme [...] Utrement dit, il n'y a pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme est libéré. Si, d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeur ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni devant nous, ni derrère nous, dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans excuse. C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre.

Etre condamné à la liberté signifie être totalement libre et par suite responsable, devant les autres et devant soi-même, d'une conduite qui n'est guidée par aucune valeur prédonnée. Nul Dieu, nulle Eglise, nul credo ne peuvent définir à l'avance notre conduite ni la justifier. A chaque fois, dans chaque situation concrète, nous avons à nous engager, à choisir, à agir , sans qu'aucune ligne de conduite ne soit fixée à l'avance.


C'est pourquoi, aussi exaltante que soit notre liberté, elle sonne comme une condamnation, et produit de l'angoisse, cette angoisse que Sartre décrira dans La Nausée. Ainsi nous tentons de nous défaire de cette responsabilité. C'est alors une conduite que Sartre qualifie de mauvaise foi.

L'Etre et le Néant en donne un exemple cocasse. Soit une jeune femme qui se rend à un rendez-vous galant. Elle sait pertinemment à quoi elle s'attend, mais elle refuse de céder ou de rompre immédiatement. Elle refuse en un sens de faire usage de sa liberté. Par suite, dit Sartre dans une description qui est un morceau d'anthologie, elle abandonnera sa main, mais comme si elle ne s'en apercevait pas, ce qui est à la fois une façon d'accepter l'invitation et de la dénier : une façon de se démettre de sa capacité de choix. Cet exemple d'ordre intime peut se redoubler de l'exemple politique de Garcin dans Huis-clos : celui-ci refuse de reconnaître qu'il a agi de la dernière des façons possibles dans l'ordre politique en cédant à la lâcheté.


Sartre ne nie pas le conditionnement social ou historique. A l'inverse celui-ci forme des situations. Mais s'il est donné à tout homme d'agir en situation, dans des conditions données , sociales, historiques, familiales, celles-ci ne définissent en rien un déterminisme qui aliénerait notre liberté. En déclarant nous n'avons jamais été aussi libres que sous l'occupation allemande, Sartre n'est pas seulement provocant. Il entend aussi signifier que la liberté d'action et de choix, aussi , douloureuse et difficile soit-elle, est toujours entière.


L'homme est condamné à être libre , signifie que nous sommes entièrement responsables d'une conduite qui n'est guidée et justifié par aucune valeur préétablie, aucune norme, aucun destin. L'homme est essentiellement un projet, il se définit par ses actes, sans qu'aucune excuse ne vaille. Nous avons à assumer l'angoisse d'une telle liberté, au lieu de sombrer dans la mauvaise foi.


Sartre représente un courant dont on connaît l'importance en France. L'intellectuel total, selon le mot du sociologue Pierre Bourdieu , il a marqué son époque tant par ses oeuvres littéraires, que par ses ouvrages philosophiques et ses prises de position politiques. La radicalité des jugements qu'il suscite est à la mesure de la place qu'il a occupée sur les devants de la scène, dans tous les domaines.


On disait son théâtre démodé , sa littérature trop didactique, sa philosophie sans emploi. Or, dans ce nouveau millénaire, la relecture de son oeuvre montre combien Jean-Paul Sartre, malgré l'incertitude de ses engagements politiques , mérite sa légende.