samedi 29 août 2009

Question de la mort chez Epicure

"La mort n'est rien pour nous, elle ne nous concerne ni vivants ni morts".
La mort (du latin mors, mort) désigne soit, d'un strict point de vue biologique et médical, ce que l'on identifie généralement à la mort clinique, à savoir la fin des fonctions du cerveau définie par un encéphalogramme plat, soit d'un point de vue philosophique et métaphysique, une dissolution totale de l'être, à la fois de l'âme et du corps (perspective matérialiste d'Epicure ou de Lucrèce) ou bien un retour au monde idéal des Essences (Platon), soit ce signe de la finitude et de l'individualité humaines que l'homme doit assumer (Heidegger).
Comment comprendre et penser la mort, alors qu'elle échappe à l'expérience personnelle directe?
N'y a-t-il pas dans la pensée de la mort une dimension impénétrable et obscure, comme si l'idée même de "ma" mort possédait quelque chose d'opaque ?
La mort désigne-t-elle un accident contingent ou une nécessité irrémédiable inscrite dans le phénomène vivant ?
Comment se comporter vis-à-vis de la mort ?
Ne doit-on pas se rapporter authentiquement à cette dernière, et ce à l'intérieur même de notre condition, celle d'un "être-pour-la-mort" ?
Philosopher, n'est-ce pas "apprendre à mourir" ?
La sagesse n'est-elle pas, au contraire, une méditation de la vie ? (Spinoza).
Ne faut-il pas dire, avec Epicure, que la mort n'est rien pour nous ?
On trouve la formule "Habitue-toi à penser que la mort n'est rien par rapport à nous" dans la Lettre à Ménécée qu'Epicure envoie à l'un de ses disciples pour lui enseigner la philosophie, c'est-à-dire le moyen de se procurer le bonheur.
En effet, Epicure écrit dans une période extrêmement sombre, où les cités grecques connaissent le déclin, où la misère politique et économique s'instaure. Le but que poursuit Epicure est de permettre à l'individu d'accéder au bonheur.
Dans les "sombres temps" où écrit Epicure, si les hommes se proposent toujours comme but le bonheur, ils ne peuvent plus le penser, comme le faisait la tradition grecque, au sein d'une cité harmonieuse. L'époque est une période de violence et d'incertitude, où l'individu se retrouve seul face à lui-même, privé des solidarités traditionnelles.
Deux écoles philosophiques importantes et rivales vont tenter d'offrir à chacun un "salut" individuel, toutes deux en lui proposant de vivre "conformément à la nature" : le stoïscisme et l'épicurisme.
La Lettre à Ménécée s'ouvre sur ce constat que tous les hommes recherchent le bonheur, mais en aveugles ; c'est-à-dire sans savoir ni le définir, ni par quelle voie l'atteindre.
La philosophie, elle et elle seule, permet d'accéder au bonheur parce qu'elle connaît la méthode pour y parvenir. Dans celle-ci les deux premiers remèdes sont de ne pas craindre les dieux et de ne pas redouter la mort.
Crainte de la mort et souci religieux sont liés. Les hommes désirent l'immortalité, mais redoutent le jugement divin. De plus "La foule tantôt fuit la mort comme le plus grand des maux, tantôt la désire comme le terme des misères de la vie" : c'est-à-dire que l'incertitude de notre sort futur pourrit notre existence.
D'autres hommes enfin tiennent le raisonnement suivant, décrit par Lucrèce (disciple romain d'Epicure, 98-55 av.J.-C.) :
" Désormais il n'y aura plus de maison joyeuse pour t'accueillir, plus d'épouse excellente, plus d'enfants chéris pour courir à ta rencontre [...] tu ne pourras plus assurer la prospérité de tes affaires et la sécurité des tiens ".
Bref, regret de la vie et de ses joies, souci du souvenir que les autres garderont de nous, peur de la douleur, tout conspire à nous rendre la mort odieuse et redoutable. Mais c'est essentiellement la religion qui joue ce rôle. Croyant que les dieux s'occupent des affaires humaines, nous avons peur de les offenser par notre conduite, surtout nous avons peur de leur jugement, de survivre en enfer.
Or tout ceci compromet notre vie actuelle. Cela nous empêche de goûter le présent, ou nous précipite dans le souci de la renommée, de la gloire, de la richesse, comme si ces moyens pouvaient conjurer notre mortalité !
A tout ceci Epicure oppose la connaissance vraie de la nature et des dieux. La vraie divinité n'a rien à voir avec ce qu'en raconte la mythologie populaire : les dieux sont des vivants bienheureux qui ne se soucient pas des hommes. Nous n'avons à en attendre ni joie ni peine, ni récompense, ni châtiment.
Mais surtout, tout le bien et le mal de notre vie réside dans la sensation, dans la joie ou la douleur. Or Epicure affirme que l'âme est matérielle, corporelle, elle disparaît donc à notre mort ; rien ne nous survit, il n'y a pas d'immortalité.
" Habitue-toi à penser que la mort n'est rien par rapport à nous, car tout bien et tout mal réside dans la sensation : or la mort est privation de sensation [...] Ainsi le plus terrifiant des maux, la mort, n'est rien par rapport à nous, puisque quand nous sommes, la mort n'est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus. Elle n'est donc en rapport ni avec les vivants, ni avec les morts."
Cesser de vivre, c'est cesser d'être et de sentir. Ce n'est donc, littéralement, rien. Rien pour nous, rien qui nous concerne. Quand la mort est là nous ne sommes plus. Il est donc absurde de vouloir l'immortalité, comme de redouter les enfers; rien ne nous survit. Il est donc absurde de se lamenter sur le sort de sa famille, etc. : c'est se faire contemporain de son propre cadavre, et oublier que cela ne nous concernera plus en rien.
Ne plus craindre les dieux et leur jugement, comprendre que la mort n'est rien pour nous, cela permet non seulement de se débarrasser des deux principales sources d'angoisse qui pourrissent notre vie, mais aussi de prendre enfin cette vie en compte et de se demander comment "bien vivre". Cela fait partie des deux autres remèdes épicuriens, qui concernent la gestion des plaisirs et des souffrances.
L'attitude d'Epicure peut se résumer par deux de ses Maximes capitales :
" Il n'est d'aucune utilité de se procurer la sécurité vis-à-vis des hommes, si on laisse subsister les doutes angoissants au sujet des choses d'en haut, de celles qui sont sous la terre, etc. "
" Il n'est pas possible de dissiper la crainte au sujet des choses les plus importantes sans savoir quelle est la nature de tout, mais en vivant dans une incertitude anxieuse de ce que disent les mythes : de sorte qu'il n'est pas possible, sans la science de la nature, d'avoir de plaisirs purs. "
Il faut d'abord nous protéger des doutes et des fausses imaginations concernant la mort et les dieux, sans cela, aucune sécurité ne vaut. Or, pour nous délivrer de l'incertitude portant sur ces sujets de première importance, il faut refuser les mythes, la religion vulgaire, et comprendre la nature, grâce à la science.
Dire " La mort n'est rien pour nous " n'est pas, pour Epicure, méconnaître l'angoisse qu'elle engendre chez la plupart des hommes. A l'inverse, c'est montrer que cette angoisse ne repose sur rien de réel, mais sur des images pernicieuses. Grâce à la science de la nature, à la connaissance de la materialité de l'âme, Epicure espère nous délivrer de la peur de la mort. Si rien de nous ne survit, la mort ne concerne ni les vivants, ni les morts.
On a souvent dit que la lecture des philosophes qui prétendent nous délivrer de l'angoisse de la mort n'a jamais guéri personne de cette crainte. Peut-être. Mais la lecture d'Epicure permet au moins de dissiper quelques illusions, et de nous forcer a comprendre les véritables enjeux de notre attitude face à la religion et à l'immortalité.
De même qu'elle souligne, au troisième siècle avant Jésus-Christ, que ce ne sont pas les mythes et l'irrationnalité qui nous délivreront de nos angoisses, mais bien la science et la lucidité.

lundi 3 août 2009

Le plaisir chez Epicure

Le plaisir est notre bien principal et inné.
Une des constantes de la philosophie d'Epicure (341-270 avant J.-C.) est de vanter le plaisir. On retrouve la formule " Le plaisir est notre bien principal et inné " dans la lettre qu'il envoie à son disciple Ménécée. Mais l'épicurisme ne correspond guère à l'image populaire que l'on en garde : celle qui voit en Epicure un "bon vivant".
Dans cette même lettre, on lit: "Tout plaisir est de par sa nature propre un bien, mais tout plaisir ne doit pas être recherché." C'est à une compréhension véritable du plaisir, et à une gestion rationnelle des désirs que la philosophie d'Epicure nous invite, philosophie des "sombres temps", de l'époque troublée, violente, des successeurs d'Alexandre le Grand.
La Lettre à Ménécée est une description de la méthode apte à nous procurer le bonheur. Car si tous les hommes cherchent le bonheur, ils sont, selon le mot d'Aristote, comme des archers qui ne savent pas où est la cible, incapables de la définir et de l'atteindre.
Epicure commence par expliquer que nous n'avons rien à redouter des dieux, vivants bienheureux qui ne se soucient pas des hommes, et que la mort n'est rien pour nous. Débarrassés du souci du jugement divin et de la survie de l'âme, nous sommes alors aptes à "bien vivre" notre vie présente.
Bien vivre notre existence veut dire parvenir au bonheur ici-bas, et cela n'est possible que par un bon usage des plaisirs et des désirs.
L'homme est un être de désir, et selon qu'il parvient ou échoue à satisfaire ses désirs, il est heureux ou misérable.
Or le bonheur est d'abord l'absence de souffrance physique ou psychologique. C'est pourquoi Epicure déclare : "Une théorie non erronée des désirs sait rapporter tout choix à la santé du corps et à la tranquilité de l'âme puisque c'est là la perfection même de la vie heureuse. Car tous nos actes visent à écarter la souffrance et la peur."
Eprouver du plaisir, c'est d'abord combler un manque : boire quand on a soif, se rassurer quand on a peur. En soi un plaisir est toujours bon, une souffrance, un désir non comblé, toujours mauvais.
Ainsi Epicure nous incite à classer nos désirs, et à adopter face à eux une stratégie telle que nous serons facilement comblés et rarement insatisfaits.
Il ya d'abord les "désirs naturels" (dont certains sont naturels et nécessaires et d'autres seulement naturels); et ensuite les "désirs vains".
Les désirs "naturels et nécessaires" comprennent tous les désirs tels que, s'ils ne sont pas satisfaits, nous mourons (boire,manger, dormir).
Les désirs "seulement naturels" peuvent être le désir de manger tel ou tel plat, ou encore le désir sexuel, etc.
Mais il importe de comprendre qu'il y a des "désirs vains"; désir de richesse, de gloire, d'immortalité, etc. Ces désirs ont une particularité importante; ils sont insatiables, illimités, ils n'ont jamais de fin.
Quand je connais un désir naturel, il cesse d'être dès qu'il est satisfait. Une fois que j'ai mangé, je n'ai plus faim, une fois que j'ai bu, je n'ai plus soif, etc. Ces plaisirs sont naturels parce qu'ils sont bornés : ils ont une limite naturelle.
A l'inverse, les désirs non naturels peuvent être dit vains parce qu'ils ne seront jamais comblés; ils résident dans le principe du "toujours plus", de l'illimité. L'homme qui veut être riche, admiré, aimé, n'en a jamais fini avec son désir.
Il est facile de comprendre que si je veux parvenir au bonheur, à la santé du corps et à la tranquilité de l'âme, je dois éliminer les désirs vains. Le plaisir naît de ce qu'un désir est comblé. Mais les désirs vains sont par définition illimités. Le plaisir que leur satisfaction procure est illusoire et ne sert qu'à les relancer. A peine comblé je veux autre chose, je veux plus; je ne cesse de désirer, donc de manquer, donc de souffrir. L'homme des désirs vains, du "toujours plus", Platon le comparait déjà à un papier percé. Céder aux désirs vains, c'est verser quelques plaisirs dans un tonneau percé; se condamner à ne jamais être comblé.
La première et principale leçon d'Epicure est donc celle-ci : ne pas céder aux désirs vains; se contenter des désirs naturels. Vivre en accord avec la nature consiste d'abord à ne pas céder au vertige des désirs illusoires. Epicure les nomme vains, notre époque parlerait d'une course à la consommation.
Il y a plus. Certes tout plaisir est un bien en soi. Mais certains plaisirs peuvent se révéler nuisibles. Certes toute souffrance est un mal, mais endurer certaines douleurs peut se révéler utile. Il ne faut donc pas rechercher tout plaisir, ni fuir toute douleur : il faut savoir raisonner, calculer les conséquences. Il ne faut pas céder à l'attrait de l'immédiat, mais avoir une certaine intelligence du plaisir. On voit que nous sommes loin de l'image du "bon vivant", de celui qui jouit de façon primaire de tous les plaisirs qui s'offrent à lui.
Epicure va même jusqu'à prôner une certaine austérité. Il faut dit-il " savoir se suffire à soi-même "; cela veut dire savoir se contenter de peu. Car " Tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, mais tout ce qui est vain est difficile à avoir. "
L'habitude de vivre simplement met à l'abri des coups du sort, tandis que l'habitude de vivre richement y rend plus vulnérable. De plus l'habitude, par exemple, d'une bonne table, de mets précieux, transforme ce qui était au départ un plaisir (manger tel plat raffiné) en habitude voire en besoin. Privé de ce superflu dont je me suis rendu dépendant, je vais en souffrir par ma propre faute.
Par contre, le sage épicurien se réjouira d'une table somptueuse, mais ne souffrira pas de son absence; car il a compris que ce n'est pas l'objet qui crée le plaisir, mais la cessation du désir, du manque. Naturellement, ce n'est pas tel grand vin qui me fait plaisir, mais de ne plus avoir soif. S'habituer aux grands crus, c'est se condamner et à y trouver moins de plaisir, et à souffrir si pour une raison ou pour une autre on ne peut plus s'offrir ce produit et à ne plus être capable d'apprécier une boisson plus "ordinaire".
Ce souci d'autarcie, d'une vie simple qui nous rende le plus indépendant possible du hasard, des coups du sort, des autres, s'explique en partie par l'époque troublée, instable pendant laquelle écrit Epicure; une époque où les solidarités traditionnelles de la cité grecque se défont, où la politique est instable, où l'economie ne l'est pas moins.
Mais cela n'invalide en rien le raisonnement d'Epicure, lequel dément l'interprétation déjà présente à son époque de sa doctrine : "Quand nous disons que le plaisir est notre but ultime, nous n'entendons pas par là le plaisir des débauchés ni ceux qui se rattachent à la jouissance matérielle, ainsi que le disent ceux qui ignorent notre doctrine, ou qui sont en désaccord avec elle ou qui l'interprètent dans un mauvais sens. Le plaisir que nous avons en vue est caractérisé par l'absence de souffrances corporelles et de troubles de l'âme."
"Ce ne sont pas les beuveries et les orgies continuelles des jeunes garçons et des femmes, les poissons et les autres mets qu'offre une table luxueuse, qui engendrent la vie heureuse, mais la raison vigilante qui recherche minutieusement les motifs de ce qu'il faut rechercher ou éviter, et qui rejette les vaines opinions grâce auxquelles le plus grand trouble s'empare de l'âme."
Ceux qui vivent en cédant à l'attrait du plaisir immédiat, qui cultivent les désirs vains, qui accordent une importance extrême aux objets de leurs désirs, ceux-là n'ont rien compris au plaisir, et se condamnent à la souffrance.
La vraie philosophie du plaisir est celle, apparemment austère, d'Epicure. Celle qui prône le plaisir, mais guidé par la raison vigilante. Si le véritable épicurisme semble austère, proche de l'ascétisme, on conclura par une sentence d'Epicure que peu de philosophes renieront : " Dans les autres occupations, une fois qu'elles ont été menées à bien avec peine, vient le fruit; mais, en philosophie, le plaisir va du même pas que la connaissance : car ce n'est pas après avoir appris que l'on jouit du fruit, mais apprendre et jouir vont ensemble."
Tout ce que suggère la publicité, en vantant les délices de la consommation et en nous poussant à céder à nos désirs immédiats, est l'inverse du plaisir véritable : l'aliénation dans les désirs vains.

Critique spinoziste de la religion

La volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance.
C'est après avoir exposé sa propre conception de Dieu que Spinoza (1632-1677) s'attaque à la compréhension traditionnelle de Dieu comme roi ou seigneur, imposant ses volontés aux hommes. "La volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance" écrit-il, dans l'appendice au livre I de L'Ethique, entendant montrer que la conception vulgaire de Dieu, non contente d'être anthropomorphique, dégenère en superstition et maintient les hommes dans une ignorance qui profite au pouvoir religieux.
Pour Spinoza, Dieu n'est pas une personne, mais il se définit par la formule "deus sive natura" : "Dieu ou la nature." Dieu est la force qui produit la totalité de la nature des êtres: "il est la cause libre de toutes choses [...] tout est en Dieu et dépend de lui".
Après avoir justifié son concept de Dieu, Spinoza entreprend de réfuter les préjugés des hommes au sujet de la divinité.
"Tous ceux que j'entreprends de signaler ici dépendent d'ailleurs d'un seul, consistant en ce que les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent comme eux en vue d'une fin, et vont jusqu'à tenir pour certain que Dieu lui-même dirige tout vers une certaine fin."
Tous les préjugés des hommes reposent donc sur une conception anthropomorphique de la nature ("Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent comme eux en vue d'une fin"), qui culmine dans l'idée que Dieu agit comme un être humain: il est pourvu d'une volonté et dirige tout selon ses buts et ses fins. Dès lors tout phénomène naturel sera compris comme s'expliquant par la volonté de Dieu: "la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance".
Il deviendra donc impossible d'expliquer la nature par elle-même: tout phénomène (une maladie par exemple) ne sera pas compris par ses causes naturelles, mais saisi comme manifestation, comme signe de la volonté divine (la colère de Dieu, qui pour punir les hommes leur envoie la maladie en question).
Il vaut la peine de suivre la démonstration de Spinoza. Celui-ci pose en principe un fait indéniable, celui qui veut que: "Tous les hommes naissent sans aucune connaissance des causes des choses, et que tous ont un appétit de rechercher ce qui leur est utile, et qu'ils en ont conscience." Nous avons conscience de nos désirs, mais non de leurs causes. Par suite les hommes croient désirer librement, croient que leurs désirs naissent d'eux-mêmes (comme un ivrogne sous l'emprise de l'alcool croit désirer librement sa bouteille).
Or une autre caractéristique des êtres humains est qu'ils agissent toujours dans un but, en poursuivant une fin, une utilité. Pour les hommes, comprendre la nature, c'est donc rechercher dans quel but telle ou telle chose existe, quelle est son utilité. Quand nous regardons un objet, notre première impulsion est de nous demander à quoi il sert, comme si son utilité rendait raison de son existence. Autrement dit, les hommes ne cherchent pas à comprendre la cause des phénomènes, ce qui les produit, mais leur fin supposée.
C'est la combinaison de ces deux principes, de ces deux attitudes : l'ignorance des causes et la recherche de l'utile, qui va être à l'origine d'une conception fausse et aliénante de la nature et de la divinité.
Or,
"Comme en outre ils trouvent en eux-mêmes et hors d'eux un grand nombre de moyens contribuant grandement à l'ateinte de l'utile [...] ils en viennent à considérer toutes les choses existant dans la nature comme des moyens à leur usage."
L'homme considère donc la totalité de la nature comme un ensemble de moyens à son usage. Puisque les hommes expliquent toutes choses selon leur propre façon d'agir, ils jugent que ces moyens ont dû leur être fournis par un ou plusieurs directeurs de la nature, c'est-à-dire par des dieux ou Dieu. Continuant dans la même "logique", les hommes en viennent à penser que les dieux leur ont fourni ces moyens en échange d'une contrepartie: cultes, sacrifices, bonheur, amour.
" Par là, il advint que tous [...] inventèrent divers moyens de rendre un culte à Dieu afin d'être aimés par lui par-dessus les autres et d'obtenir qu'il dirigeât la nature entière au profit de leur désir aveugle et de leur insatiable avidité."
La boucle est bouclée : Dieu ou les dieux sont conçus comme des personnes, agissant dans un but, favorisant les hommes en échange d'un culte. C'est une conception anthropomorphique du divin, puisque Dieu est conçu sur le modèle de l'humanité. Le monde est expliqué en dépit du bon sens.
" Mais, tandis qu'ils cherchaient à montrer que la nature ne fait rien en vain (c'est-à-dire rien qui ne soit pour l'usage des hommes), ils semblaient montrer rien d'autre sinon que la nature et les dieux sont atteints du même délire que les hommes."
En effet, le type d'explication fourni par les hommes, grâce à l'utilité, est proprement délirant. On en trouve la caricature chez Bernardin de Saint-Pierre, qui, plus tard, dira que "le melon a été divisé en tranches par la nature afin d'être mangé en famille, la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée avec les voisins".
Mais l'exposé de Spinoza rend aussi bien compte des préjugés qui font de Dieu ou des dieux des dieux nationaux, protégeant particulièrement tel ou tel peuple, que du début de la Genèse où Jahvé offre la terre à un homme qu'il a conçu à son image.
Cependant, cette sorte de cercle vicieux de l'ignorance et du préjugé tourne à la superstition et à l'avilissement, du moment où les hommes ont à expliquer les phénomènes naturels catastrophiques (tempêtes, tremblements de terre, etc.), qui touchent aussi bien les hommes pieux que les impies, les justes que les injustes.
"Ils ont trouvé plus expédient de mettre ce fait au nombre des choses inconnues dont ils ignoraient l'usage, et de demeurer dans leur état actuel et natif d'ignorance, que de renverser tout cet échafaudage et d'en inventer un autre. Ils ont donc admis comme certain que les jugements de Dieu passent de bien loin la compréhension des hommes."
Voilà donc que l'appel à la volonté de Dieu devient un expédient; il permet de sauver une explication délirante du monde. Plutôt que de rechercher les causes naturelles des phénomènes, les hommes préfèrent continuer à admettre qu'ils sont des signes de la volonté divine, même si celle-ci est totalement absurde et contradictoire.
La situation est ici extrêmement grave, dans la mesure même où l'expérience des catastrophes aurait pu éclairer les hommes sur l'absurdité de leur conception du divin; à l'inverse elle porte la superstition, l'aveuglement, le déni de l'expérience à son comble: la nature n'est plus saisie en elle-même, mais seulement comme signe d'une volonté divine qui dépasse de très loin la compréhension des hommes. Les hommes se conçoivent donc comme soumis au diktat arbitraire d'un Dieu conçu comme un roi.
Mais cette ignorance et cette superstition des hommes du commun sert le pouvoir des théologiens, qui, exploitent la crédulité populaire, se posant comme les interprètes des volontés divines et intercesseurs entre les hommes et Dieu, portent l'aliénation à son comble, et interdisent toute possibilité de libération.
Les théologiens ont "introduit une nouvelle façon d'argumenter: la réduction non à l'impossible, mais à l'ignorance; ce qui montre qu'il n'y avait pour eux aucun moyen d'argumenter".
Spinoza donne alors un exemple à peine caricatural. Si une pierre tombe sur la tête de quelqu'un, ils montreront que c'est la volonté de Dieu. Car pourquoi le vent souffait-il ce jour-là ? Pourquoi cet homme avait-il précisément choisi cet itinéraire?, etc. A toute tentative de réponse rationnelle, les théologiens répondront par un pourquoi : " jusqu'à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance".
La conclusion de Spinoza, qui rend raison aussi bien de l'abêtissement du peuple par les religieux, que de la tradition théologique et politique d'oppression des philosophes (que l'on songe à Socrate! Que l'on songe à Galilée, à Giordano Bruno!), vaut la peine d'être citée in extenso.
" Et ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges et s'applique à connaître en savant les choses de la nature, au lieu de s'émerveiller comme un sot, est souvent tenu pour hérétique et impie et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des interprètes de la nature et des dieux. Ils savent bien que détruire l'ignorance, c'est détruire l'étonnement imbécile, c'est-à-dire leur unique moyen de raisonner et de sauvegarder leur autorité."
Il n'y a rien à ajouter.
La formule " La volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance " rend compte de deux phénomènes. Notre état natif, l'ignorance, nous porte à interpréter la nature et la divinité de façon anthropomorfique, c'est-à-dire délirante. Mais le plus grave, le plus scandaleux, le plus intolérable, est que les hommes d'Eglise et de pouvoir exploitent cette crédulité populaire afin d'affermir leur povoir : "Ils savent bien que détruire l'ignorance, c'est détruire l'étonnement imbécile, c'est-à-dire leur unique moyen de raisonner et de sauvegarder leur autorité. "
A l'heure du "retour du religieux", celle où l'on confond morale et spiritualité, où renaît la superstition, la parole de Spinoza sonne comme un avertissement et un appel à la libération qu'on ne saurait trop méditer.

dimanche 2 août 2009

Commentaires sur Nietzsche

La religion est un monde de pure fiction.

Dans un ouvrage dont le titre est déjà une déclaration de guerre : L'Antéchrist , Nietzsche (1844-1900) écrit : "Dans le christianisme, ni la morale ni la religion n'ont quelque point de contact que ce soit avec la réalité [...] Ce monde de pure fiction se distingue du monde des rêves par un trait qui est fort à son désavantage, c'est que ce dernier reflète la réalité, tandis que l'autre ne fait que la fausser, la dévaluer, la nier."
Pour Nietzsche , le christianisme est le dernier symptôme de la décadence, contre lequel il faut opérer un renversement des valeurs.
L'Antéchrist (1888) est l'un des derniers ouvrages écrits par un Nietzsche lucide. Il forme une attaque virulente contre la religion, et principalement le christianisme, dont saint Paul est, pour Nietzsche, le véritable fondateur. Mais la religion chrétienne n'est que l'aboutissement extrême de l'idéalisme, du moralisme, qui se font jour dès "le cas Socrate". Comprendre les attaques de Nietzsche, c'est comprendre ce qu'il entend par le renversement des valeurs et l'annonce du surhomme.
En un sens, Nietzsche reprend les critiques que Spinoza (1632-1677) adressait aux religions : elles sont des erreurs intellectuelles dues en grande partie à une impuissance du croyant. En particulier, elles ignorent la nature et la compréhension des phénomènes naturels. Nietzsche affirme qu'il n'y a dans la religion chrétienne que des "causes imaginaires [...] des effets imaginaires [...] des êtres imaginaires [...] une science imaginaire de la nature [...] une psychologie imaginaire [...] une théologie imaginaire".
Les principaux concepts théologiques (péché, remords, châtiment, tentation, etc.) sont passés au crible d'une critique impitoyable. Le principe en est que la religion développe des "arrière-mondes", des mondes imaginaires grâce auxquels elle évalue la réalité, l'interprète.
Mais ce qu'il y a de nouveau chez Nietzsche, réside dans le fait qu'il comprend tout cela comme un signe de décadence et cherche quels sont les motifs de celui qui a besoin de croire.
"Une fois que l'on eut inventé le concept de "nature" pour l'opposer en tant que tel à celui de "Dieu", "naturel" ne put que devenir l'équivalent de "condamnable"."
Si la religion est pire que le rêve, qui est lui aussi une fiction, c'est que le rêve n'est qu'une déformation de la réalité, alors que la religion nie la nature. Si l'on relit saint Paul et les Epîtres aux Ephésiens, on voit à l'oeuvre cette opposition massive de la nature d'une part et de Dieu de l'autre. Tout ce qui est bon au regard de la nature devient insignifiant aux yeux de Dieu, et inversement, ce qui paraît sage aux yeux de Dieu passe pour fou aux yeux du monde.
De ce point de vue précis, Nietzsche a parfaitement raison : le christianisme oppose en bloc Dieu et le monde, et affirme que Dieu frappe d'inanité tout ce qui est naturel. Ainsi "naturel" devient synonyme de "condamnable". L'invention de la théologie chrétienne sert à dévaluer la vie, a la fausser , à la nier.
" Toute coutume naturelle, toute institution naturelle (Etat, organisation judiciaire, mariage, assistance aux malades et aux pauvres), toute exigence inspirée par l'instinct de vie, bref tout ce qui a valeur en soi, est, par principe, rendu sans valeur, ou de valeur négative par le parasitisme du prêtre. "
Mais pourquoi condamner ce qui est naturel et se réfugier dans le mensonge de la fiction ?
"Ce monde de fiction a tout entier sa racine dans la haine de la nature, il est l'expression d'un profond malaise causé par la réalité [...] Le seul qui ait besoin de mentir pour s'évader de la réalité, qui est-il ? Celui qui en souffre. Mais souffrir de la réalité signifie être soi-même une réalité manquée."
Le croyant est un décadent, un malade, une réalité manquée, quelqu'un qui souffre de la réalité, c'est-à-dire qui manque de force, des instincts vitaux, de puissance.
Cette régression physiologique engendre "la divinité de la décadence [...] le dieu des faibles. Ils ne se nomment pas eux-mêmes les faibles, ils se nomment les "bons".
La religion est un défense contre la réalité dont on souffre, et qu'on dévalue et renie pour se réfugier dans un monde imaginaire où l'on pourra se qualifier de "bon" , et une façon de dénigrer les forts, les puissants, en les faisant passer pour "mauvais", "injustes", etc.
La religion est essentiellement une ré-action, celle de ceux qui sont incapables d'agir. Gilles Deleuze a commenté remarquablement Nietzsche en faisant valoir que si la morale aristocratique (dont Nietzsche se réclame) s'énonce "je suis bon donc tu es méchant", la morale des esclaves et des décadents se délivre par "tu es méchant donc je suis bon".
La première formule débute par une pleine affirmation de soi, une auto-exaltation, dont le "tu es méchant" n'est que la conséquence. Les esclaves, les faibles se reconnaissent à ce qu'ils ré-agissent, sont des hommes du ressentiment et de la vengeance. Pour parvenir à se supporter eux-mêmes, ils ont besoin de s'opposer à d'autres.
Ainsi ils commencent par poser l'autre comme "méchant", et c'est parce qu'ils ne supportent pas l'autre qu'ils se nomment "bons". Le caractère de "bon" n'est pas ici une affirmation de soi, mais une réaction, la marque du ressentiment, de la vengeance, devant autrui.
On comprend le mot de Nietzsche , la religion " a fait de toute valeur une non valeur ", en elle il n'y a "que des fins mauvaises: la contamination, le dénigrement, la négation de la vie, le mépris du corps et l'auto-avilissement de l'homme par l'idée de péche ".
En fait, la religion chrétienne porte à son comble un mouvement déjà présent chez Socrate : l'idée que la vie doit être justifiée, jugée, évaluée par une idée. Tout "idéalisme" est un symptôme de manque de force.
Or, c'est face à ces symptômes qu'il faut comprendre le projet de Nietzsche. Il ne s'agit pas que d'une critique des "arrière-mondes" et de la religion. Il s'agit aussi de "transmuer les valeurs", d'effacer le mouvement chrétien qui fait de toute valeur une non valeur, de favoriser les forces actives, la puissance, l'expansion de la vie.
En ce sens le "surhomme" n'est que la caricature qu'on en a fait, mais ce qui doit dépasser l'homme moderne, fatigué et décadent, créer d'autres valeurs, non pas "négatrices" de la vie ou dévalorisantes, mais servant l'acceptation de l'existence.
Il paraît nécessaire de rapprocher un passage de L'Antéchrist d'un extrait d'Ecce Homo (1888).
" La vie est à mes yeux instinct de croissance, de durée, d'accumulation de force, de puissance : là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin. Ce que j'affirme, c'est que cette volonté de puissance fait défaut à toutes les valeurs supérieures de l'humanité - c'est que, sous les noms les plus saints, règnent sans partage des valeurs de décadence, des valeurs nihilistes. "
" Je fus le premier à voir la véritable opposition qui existe entre, d'une part l'instinct en voie de dégénérescence qui se dresse contre la vie dans une rancune souterraine [...] et d'autre part, une formule d'acquiescement supérieur, née de la plénitude et de la surabondance, un oui sans réserve à la vie, et même à la douleur, et même à la faute, à tout ce qu'il y a de déroutant et de problématique dans la vie..."
On a dit, non sans raison, que Nietzsche, Freud et Marx inauguraient "l'ère du soupçon". Les valeurs les plus traditionnelles de notre civilisation s'y voient remises en cause avec une virulence sans précédent. Cette ère , Nietzsche la nommait Le Crépuscule des idoles. Si Nietzsche a pris comme cibles privilégiées la morale et la religion, c'est qu'il y voyait le symptôme extrême de la décadence et du nihilisme.
On a voulu faire de Nietzsche un précurseur du nazisme, thèse qu'ont accréditée sa soeur et sa mère, lesquelles n'ont pas hésité à falsifier ses textes. Rien n'est plus faux, plus insultant, plus récupérateur.
Nombre de livres et de lettres de Nietzsche s'élèvent contre "la boue antisémite", et rapprocher Zarathoustra des rêves hitlériens est à la fois pervertir une grande philosophie, et s'en débarrasser à bon compte en la compromettant. Faut-il qu'un siècle et demie après la philosophie de Nietzsche soit toujours "à coups de marteau" pour que nous voulions nous en défaire, nous en préserver, au prix de n'importe quel mensonge ?

Le concept de liberté chez Jean-Jacques Rousseau

"Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme"
C'est dans le Contrat social (1762) que l'on trouve l'une des affirmations les plus radicales de Rousseau concernant la liberté comme bien inaliénable, définissant l'homme en propre :
"Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité et même à ses devoirs. Il n'y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l'homme..."
L'idée que la liberté est un bien inaliénable, et que nul ne peut consentir à y renoncer pour appartenir à l'Etat, est une thèse centrale de la pensée politique de Rousseau. Elle sous-tend tout le Contrat social, où il s'agit de déterminer comment les hommes peuvent véritablement s'associer, obéir à un pouvoir commun, à des lois valant pour tous, sans abdiquer leur imprescriptible liberté.
La fameuse formule : "Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme" s'inscrit dans un contexte polémique. Rousseau vient de montrer, en accord avec le philosophe Thomas Hobbes (1588-1679) et les partisans de l'école du droit naturel, que toute société, tout Etat, ne peut reposer que sur des conventions :
"Puisqu'aucun homme n'a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes."
Rousseau entend maintenant se démarquer de ses prédécesseurs en refusant toute espèce de pacte de soumission qui lierait le peuple à des gouvernants, qui soumettrait la liberté des hommes à celle d'un autre. C'est pourquoi il entend prouver que renoncer à sa liberté conduit à se détruire en tant qu'être humain, et que, par suite, nul ne peut le vouloir.
Mais sans doute faut-il comprendre que la liberté pour Rousseau est constitutive de l'humanité: être humain, c'est être libre. On peut aller jusqu'à dire que la liberté pour Rousseau prend la place du "cogito" chez Descartes.
Descartes considérait les animaux comme de simples automates, des machines, et la pensée seule assurait l'homme de sa différence essentielle avec les bêtes. A cela Rousseau rétorque, faisant sienne les thèses sensualistes : "Tout animal a des idées puisqu'il a des sens [...] et l'homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus ou du moins."
Mais, alors que l'animal est régi par l'instinct, par des règles de comportement innées, fixées par la nature, l'homme est libre : "et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme". Ce qui fait la grandeur de l'homme, sa spécificité, sa spiritualité, ce qui le définit en propre, ce n'est plus la raison , c'est la liberté.
A partir de ces fondements, mis à jour dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), Rousseau va s'employer à démonter tous les arguments qui tentent de justifier l'esclavage privé et la sujétion politique.
Il entend d'abord réfuter le parallèle établi par Hugo Grotius (1583-1645) entre l'esclavage privé et la soumission des peuples. Si l'on pouvait comprendre qu'un homme se vende pour pouvoir survivre, il n'en resterait pas moins incompréhensible qu'un peuple se donne à un maître qu'il devra nourrir. Rétorquer que le peuple gagne au moins sa sécurité revient à dire, selon Rousseau, que les compagnons d'Ulysse étaient en sécurité dans l'antre du Cyclope : ils attendaient tranquillement d'être dévorés chacun à leur tour. Enfin, même si un peuple pouvait se donner, il ne pourrait en aucun cas engager la liberté de ses enfants, nés libres, car en admettant que l'on puise disposer de sa liberté, on ne peut engager celle des autres.
Rousseau commence ici à démonter les arguments fallacieux qui justifient l'emprise du pouvoir sur les hommes, et les privent de leur bien le plus précieux au nom d'une prétendue sécurité. Mais il va plus loin en montrant que même un contrat de soumission est, en fait, juridiquement nul, moralement inconcevable.
Un contrat suppose un échange de biens entre contractants, or renoncer à sa liberté, c'est renoncer à tout, c'est échanger un bien infini (ma liberté) contre un avantage qui sera par définition disproportionné. Si je donne tout, que pourra-t-on me restituer en échange ? Ce contrat est un contrat de dupe. Je renonce à tous mes droits, je les donne à un autre qui en use à sa guise. Qu'aurais-je à réclamer contre lui ? Que pourrais-je faire s'il veut me nuire ?
"C'est une convention vaine et contradictoire de stipuler d'une part une autorité absolue et de l'autre une obéissance sans borne."
Renoncer à ma liberté revient à promettre d'obéir inconditionnellement à un autre, donc à me considérer comme un simple instrument, un simple objet, une chose dont l'autre peut disposer à sa guise.
Or vouloir être un objet, un esclave, est impossible : "Renoncer à sa propre liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme." Il faut le prendre au sens le plus strict du terme, et Rousseau le montre en précisant que je n'abdique pas alors simplement mes droits, mais que je renonce aussi à mes devoirs, que je me détruis comme être moral. Si celui auquel j'ai promis d'obéir m'ordonne de faire une action que je juge atroce, de deux choses l'une, ou bien j'obéis, mais alors j'abdique tout jugement, me considère comme une machine, et me nie comme être moral, je ne suis alors (et à mes propres yeux) qu'un instrument animé, ou bien je refuse d'obéir et dans ce cas je fais éclater au grand jour que ce contrat de soumission est intenable, que je n'ai jamais pu véritablement vouloir obéir inconditionnellement.
Ne pas être libre signifie ne pas accomplir sa volonté mais celle d'un autre. Or Rousseau montre que la liberté définit l'homme comme tel, et que nul ne peut vouloir renoncer à sa liberté, c'est-à-dire nul ne peut vouloir véritablement se soumettre. Ce serait "renoncer à sa qualité d'homme", vain et contradictoire : autant dire qu'un homme voudrait devenir un esclave, un instrument, une chose.
L'importance de la conception de Rousseau n'est donc pas tant de montrer que l'homme est naturellement libre que d'affirmer que cette liberté est inaliénable, et doit perdurer sous les lois, sous le pouvoir.
La liberté ne s'échange pas, on n'échange pas tout contre rien.
Sont ainsi disqualifiées toutes les théories qui, sous couvert d'assurer à l'homme sa sécurité, sa simple survie biologique, le privant en réalité de l'essentiel. Cette sécurité est illusoire, cette survie est dégradante, en tant qu'elle transforme l'homme en chose et le prive de toute moralité.
En ce sens , la pensée de Jean-Jacques Rousseau se veut libératrice : " Les esclaves perdent tout dans les fers, jusqu'au désir d'en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons d'Ulysse aimaient leur abrutissement."
On ne peut vouloir renoncer à sa liberté, parce que la liberté nous définit et qu'elle est un bien inaliénable, Rousseau en martelant : " Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme [...] une telle renonciation est incompatible avec la nature de l'homme " , anticipe sur le premier article de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ".
Faire ainsi éclater l'illégitimité de toute forme d'esclavage ou de soumission impose de penser une forme d'Etat où la liberté soit préservée. Mais Rousseau nous contraint aussi à nous interroger sur toutes les formes de servitude volontaire , celles où les hommes " perdent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir ". Et aussi des formes contemporaines d'Etat, comme les totalitarismes et les dictatures....

A propos de Jean-Jacques Rousseau

Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile ?


On trouve la phrase provocante: "Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile?" sous la plume de Rousseau (1712-1778), dans la partie du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) qui est consacrée à définir les différences intellectuelles entre l'homme et l'animal.


Rousseau s'y inscrit en faux contre l'optimisme des Lumières (le courant philosophique majeur de son temps), et traite, de façon étonnamment moderne, ce que l'on appelle aujourd'hui les rapports entre nature et culture. Au point que Claude Lévi-Strauss (1908) se revendiquera de la ligne rousseauiste.


La formule " Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile?" est la contrepartie négative de l'affirmation de Rousseau : "ce qui différencie de façon irrécusable l'homme de l'animal est que seul ce dernier est perfectible". L'animal est régi par l'instinct ; il " est au bout de quelques mois ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce au bout de mille ans ce qu'elle était la première année de ces mille ans ".


Autrement dit, ni l'individu animal ni son espèce n'évoluent (si ce n'est pour s'adapter au milieu naturel ou périr). L'être humain au contraire ne cesse d'évoluer, c'est-à-dire est capable d'acquérir des facultés, des connaissances, des techniques nouvelles, et de les transmettre à ses descendants. En bref, l'humanité a une histoire et ne cesse d'acquérir. Cette capacité, Rousseau la nomme "perfectibilité". Mais là où l'optimisme des Lumières célébrait la grandeur de l'homme et la valeur positive du progrès, Rousseau insiste sur l'aspect négatif de cette faculté : ce qu'on peut acquérir , on peut le perdre.

"L'homme reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe plus bas que la bête même"


Cette faculté "le rend à la longue tyran de lui-même et de la nature". Rousseau stigmatise ainsi les méfaits de la société de son temps, et se découvre le premier " ecologiste ".


Il est essentiel de comprendre les enjeux de cette tentative de différencier l'homme de l'animal.


Avec la découverte des Amériques s'est inaugurée une réflexion sur l'homme, sa nature et sa transformation par la société, dont le mythe du " bon sauvage " est l'un des nombreux avatars. L'étude des sociétés entièrement différentes des nôtres a jeté la suspicion sur la façon traditionnelle de comprendre l'homme. Les textes de Rousseau participent à cet effort de compréhension de la "nature humaine" , et notre auteur est l'un des premiers à comprendre véritablement que l'homme n'est pas un être de nature, mais de culture.


Mais le second Discours recouvre aussi une dimension politique. Il est une réponse à une question posée par l'Académie de Dijon : "Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes, et est-elle autorisée par la loi naturelle?". Savoir d'où provient l'inégalité parmi les hommes et si elle se justifie ne manque pas d'audace dans la société d'Ancien Régime, et Rousseau sera à la hauteur de la question.


Or connaître l'origine de l'inégalité nécessite de s'interroger sur l'origine de l'homme, ou sur sa nature.


La première partie du Discours tente de différencier en l'homme ce qui est naturel de ce qui est artificiel. Rousseau y conçoit alors " l'homme naturel ", " sortant des mains de la nature ", en refusant tout ce que la tradition attribue à l'essence de l'homme. Depuis Aristote au moins on définissait l'homme comme animal raisonnable, parlant, fabriquant des outils. Pour Rousseau l'homme naturel vit seul, ne parle pas, ne connaît pas la technique. En clair , c'est un quasi-animal.


Cet homme de nature n'est qu'une fiction, et Rousseau ne prétend pas définir un état historique ou préhistorique de l'homme. Mais il veut montrer qu'il n'existe pas d'essence permanente de l'homme, que l'homme est essentiellement un produit de la société, de la culture. L'homme est une création de l'homme. Ce que nous attribuons à la nature de l'homme, langage, passions, existence politique, etc. n'appartient pas à cette prétendue nature mais est le résultat d'une histoire, d'une évolution, d'une liberté.


C'est parce que l'homme est essentiellement un produit de la culture, de l'histoire, de la société, que Rousseau assigne comme différence fondamentale entre l'homme et l'animal cette faculté d'acquérir, c'est-à-dire de ne pas s'en tenir à ce que la nature lui fournit.


Mais fondamentalement, ce qui définit l'homme chez Rousseau est la liberté : "Ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa capacité d'agent libre." Ce n'est donc pas la raison qui ferait la différence entre l'homme et l'animal, et la dignité de l'humanité ne gît pas dans l'intelligence : "C'est dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme."


La liberté chez Rousseau prend la place du "cogito", de la pensée chez Descartes ; c'est elle qui définit l'homme et le différencie radicalement de l'animal. La philosophie de Rousseau se veut une philosophie de la liberté. Celle-ci se manifeste d'abord en ce que l'homme est le produit de sa propre histoire, et que son trait dominant n'est pas une essence permanente (l'homme n'est pas en soi "animal raisonnable"), mais la perfectibilité ou capacité d'acquérir.


Contre l'optimisme des Lumières, Rousseau nous rappelle que cette plasticité de l'homme, cette faculté indéfinie de se modifier, d'innover , comporte sa part d'ombre .

Le but est alors de ne pas se rendre "tyran de soi-même et de la nature".