dimanche 2 août 2009

A propos de Jean-Jacques Rousseau

Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile ?


On trouve la phrase provocante: "Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile?" sous la plume de Rousseau (1712-1778), dans la partie du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) qui est consacrée à définir les différences intellectuelles entre l'homme et l'animal.


Rousseau s'y inscrit en faux contre l'optimisme des Lumières (le courant philosophique majeur de son temps), et traite, de façon étonnamment moderne, ce que l'on appelle aujourd'hui les rapports entre nature et culture. Au point que Claude Lévi-Strauss (1908) se revendiquera de la ligne rousseauiste.


La formule " Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile?" est la contrepartie négative de l'affirmation de Rousseau : "ce qui différencie de façon irrécusable l'homme de l'animal est que seul ce dernier est perfectible". L'animal est régi par l'instinct ; il " est au bout de quelques mois ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce au bout de mille ans ce qu'elle était la première année de ces mille ans ".


Autrement dit, ni l'individu animal ni son espèce n'évoluent (si ce n'est pour s'adapter au milieu naturel ou périr). L'être humain au contraire ne cesse d'évoluer, c'est-à-dire est capable d'acquérir des facultés, des connaissances, des techniques nouvelles, et de les transmettre à ses descendants. En bref, l'humanité a une histoire et ne cesse d'acquérir. Cette capacité, Rousseau la nomme "perfectibilité". Mais là où l'optimisme des Lumières célébrait la grandeur de l'homme et la valeur positive du progrès, Rousseau insiste sur l'aspect négatif de cette faculté : ce qu'on peut acquérir , on peut le perdre.

"L'homme reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe plus bas que la bête même"


Cette faculté "le rend à la longue tyran de lui-même et de la nature". Rousseau stigmatise ainsi les méfaits de la société de son temps, et se découvre le premier " ecologiste ".


Il est essentiel de comprendre les enjeux de cette tentative de différencier l'homme de l'animal.


Avec la découverte des Amériques s'est inaugurée une réflexion sur l'homme, sa nature et sa transformation par la société, dont le mythe du " bon sauvage " est l'un des nombreux avatars. L'étude des sociétés entièrement différentes des nôtres a jeté la suspicion sur la façon traditionnelle de comprendre l'homme. Les textes de Rousseau participent à cet effort de compréhension de la "nature humaine" , et notre auteur est l'un des premiers à comprendre véritablement que l'homme n'est pas un être de nature, mais de culture.


Mais le second Discours recouvre aussi une dimension politique. Il est une réponse à une question posée par l'Académie de Dijon : "Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes, et est-elle autorisée par la loi naturelle?". Savoir d'où provient l'inégalité parmi les hommes et si elle se justifie ne manque pas d'audace dans la société d'Ancien Régime, et Rousseau sera à la hauteur de la question.


Or connaître l'origine de l'inégalité nécessite de s'interroger sur l'origine de l'homme, ou sur sa nature.


La première partie du Discours tente de différencier en l'homme ce qui est naturel de ce qui est artificiel. Rousseau y conçoit alors " l'homme naturel ", " sortant des mains de la nature ", en refusant tout ce que la tradition attribue à l'essence de l'homme. Depuis Aristote au moins on définissait l'homme comme animal raisonnable, parlant, fabriquant des outils. Pour Rousseau l'homme naturel vit seul, ne parle pas, ne connaît pas la technique. En clair , c'est un quasi-animal.


Cet homme de nature n'est qu'une fiction, et Rousseau ne prétend pas définir un état historique ou préhistorique de l'homme. Mais il veut montrer qu'il n'existe pas d'essence permanente de l'homme, que l'homme est essentiellement un produit de la société, de la culture. L'homme est une création de l'homme. Ce que nous attribuons à la nature de l'homme, langage, passions, existence politique, etc. n'appartient pas à cette prétendue nature mais est le résultat d'une histoire, d'une évolution, d'une liberté.


C'est parce que l'homme est essentiellement un produit de la culture, de l'histoire, de la société, que Rousseau assigne comme différence fondamentale entre l'homme et l'animal cette faculté d'acquérir, c'est-à-dire de ne pas s'en tenir à ce que la nature lui fournit.


Mais fondamentalement, ce qui définit l'homme chez Rousseau est la liberté : "Ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa capacité d'agent libre." Ce n'est donc pas la raison qui ferait la différence entre l'homme et l'animal, et la dignité de l'humanité ne gît pas dans l'intelligence : "C'est dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme."


La liberté chez Rousseau prend la place du "cogito", de la pensée chez Descartes ; c'est elle qui définit l'homme et le différencie radicalement de l'animal. La philosophie de Rousseau se veut une philosophie de la liberté. Celle-ci se manifeste d'abord en ce que l'homme est le produit de sa propre histoire, et que son trait dominant n'est pas une essence permanente (l'homme n'est pas en soi "animal raisonnable"), mais la perfectibilité ou capacité d'acquérir.


Contre l'optimisme des Lumières, Rousseau nous rappelle que cette plasticité de l'homme, cette faculté indéfinie de se modifier, d'innover , comporte sa part d'ombre .

Le but est alors de ne pas se rendre "tyran de soi-même et de la nature".

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