samedi 29 août 2009

Question de la mort chez Epicure

"La mort n'est rien pour nous, elle ne nous concerne ni vivants ni morts".
La mort (du latin mors, mort) désigne soit, d'un strict point de vue biologique et médical, ce que l'on identifie généralement à la mort clinique, à savoir la fin des fonctions du cerveau définie par un encéphalogramme plat, soit d'un point de vue philosophique et métaphysique, une dissolution totale de l'être, à la fois de l'âme et du corps (perspective matérialiste d'Epicure ou de Lucrèce) ou bien un retour au monde idéal des Essences (Platon), soit ce signe de la finitude et de l'individualité humaines que l'homme doit assumer (Heidegger).
Comment comprendre et penser la mort, alors qu'elle échappe à l'expérience personnelle directe?
N'y a-t-il pas dans la pensée de la mort une dimension impénétrable et obscure, comme si l'idée même de "ma" mort possédait quelque chose d'opaque ?
La mort désigne-t-elle un accident contingent ou une nécessité irrémédiable inscrite dans le phénomène vivant ?
Comment se comporter vis-à-vis de la mort ?
Ne doit-on pas se rapporter authentiquement à cette dernière, et ce à l'intérieur même de notre condition, celle d'un "être-pour-la-mort" ?
Philosopher, n'est-ce pas "apprendre à mourir" ?
La sagesse n'est-elle pas, au contraire, une méditation de la vie ? (Spinoza).
Ne faut-il pas dire, avec Epicure, que la mort n'est rien pour nous ?
On trouve la formule "Habitue-toi à penser que la mort n'est rien par rapport à nous" dans la Lettre à Ménécée qu'Epicure envoie à l'un de ses disciples pour lui enseigner la philosophie, c'est-à-dire le moyen de se procurer le bonheur.
En effet, Epicure écrit dans une période extrêmement sombre, où les cités grecques connaissent le déclin, où la misère politique et économique s'instaure. Le but que poursuit Epicure est de permettre à l'individu d'accéder au bonheur.
Dans les "sombres temps" où écrit Epicure, si les hommes se proposent toujours comme but le bonheur, ils ne peuvent plus le penser, comme le faisait la tradition grecque, au sein d'une cité harmonieuse. L'époque est une période de violence et d'incertitude, où l'individu se retrouve seul face à lui-même, privé des solidarités traditionnelles.
Deux écoles philosophiques importantes et rivales vont tenter d'offrir à chacun un "salut" individuel, toutes deux en lui proposant de vivre "conformément à la nature" : le stoïscisme et l'épicurisme.
La Lettre à Ménécée s'ouvre sur ce constat que tous les hommes recherchent le bonheur, mais en aveugles ; c'est-à-dire sans savoir ni le définir, ni par quelle voie l'atteindre.
La philosophie, elle et elle seule, permet d'accéder au bonheur parce qu'elle connaît la méthode pour y parvenir. Dans celle-ci les deux premiers remèdes sont de ne pas craindre les dieux et de ne pas redouter la mort.
Crainte de la mort et souci religieux sont liés. Les hommes désirent l'immortalité, mais redoutent le jugement divin. De plus "La foule tantôt fuit la mort comme le plus grand des maux, tantôt la désire comme le terme des misères de la vie" : c'est-à-dire que l'incertitude de notre sort futur pourrit notre existence.
D'autres hommes enfin tiennent le raisonnement suivant, décrit par Lucrèce (disciple romain d'Epicure, 98-55 av.J.-C.) :
" Désormais il n'y aura plus de maison joyeuse pour t'accueillir, plus d'épouse excellente, plus d'enfants chéris pour courir à ta rencontre [...] tu ne pourras plus assurer la prospérité de tes affaires et la sécurité des tiens ".
Bref, regret de la vie et de ses joies, souci du souvenir que les autres garderont de nous, peur de la douleur, tout conspire à nous rendre la mort odieuse et redoutable. Mais c'est essentiellement la religion qui joue ce rôle. Croyant que les dieux s'occupent des affaires humaines, nous avons peur de les offenser par notre conduite, surtout nous avons peur de leur jugement, de survivre en enfer.
Or tout ceci compromet notre vie actuelle. Cela nous empêche de goûter le présent, ou nous précipite dans le souci de la renommée, de la gloire, de la richesse, comme si ces moyens pouvaient conjurer notre mortalité !
A tout ceci Epicure oppose la connaissance vraie de la nature et des dieux. La vraie divinité n'a rien à voir avec ce qu'en raconte la mythologie populaire : les dieux sont des vivants bienheureux qui ne se soucient pas des hommes. Nous n'avons à en attendre ni joie ni peine, ni récompense, ni châtiment.
Mais surtout, tout le bien et le mal de notre vie réside dans la sensation, dans la joie ou la douleur. Or Epicure affirme que l'âme est matérielle, corporelle, elle disparaît donc à notre mort ; rien ne nous survit, il n'y a pas d'immortalité.
" Habitue-toi à penser que la mort n'est rien par rapport à nous, car tout bien et tout mal réside dans la sensation : or la mort est privation de sensation [...] Ainsi le plus terrifiant des maux, la mort, n'est rien par rapport à nous, puisque quand nous sommes, la mort n'est pas là, et quand la mort est là, nous ne sommes plus. Elle n'est donc en rapport ni avec les vivants, ni avec les morts."
Cesser de vivre, c'est cesser d'être et de sentir. Ce n'est donc, littéralement, rien. Rien pour nous, rien qui nous concerne. Quand la mort est là nous ne sommes plus. Il est donc absurde de vouloir l'immortalité, comme de redouter les enfers; rien ne nous survit. Il est donc absurde de se lamenter sur le sort de sa famille, etc. : c'est se faire contemporain de son propre cadavre, et oublier que cela ne nous concernera plus en rien.
Ne plus craindre les dieux et leur jugement, comprendre que la mort n'est rien pour nous, cela permet non seulement de se débarrasser des deux principales sources d'angoisse qui pourrissent notre vie, mais aussi de prendre enfin cette vie en compte et de se demander comment "bien vivre". Cela fait partie des deux autres remèdes épicuriens, qui concernent la gestion des plaisirs et des souffrances.
L'attitude d'Epicure peut se résumer par deux de ses Maximes capitales :
" Il n'est d'aucune utilité de se procurer la sécurité vis-à-vis des hommes, si on laisse subsister les doutes angoissants au sujet des choses d'en haut, de celles qui sont sous la terre, etc. "
" Il n'est pas possible de dissiper la crainte au sujet des choses les plus importantes sans savoir quelle est la nature de tout, mais en vivant dans une incertitude anxieuse de ce que disent les mythes : de sorte qu'il n'est pas possible, sans la science de la nature, d'avoir de plaisirs purs. "
Il faut d'abord nous protéger des doutes et des fausses imaginations concernant la mort et les dieux, sans cela, aucune sécurité ne vaut. Or, pour nous délivrer de l'incertitude portant sur ces sujets de première importance, il faut refuser les mythes, la religion vulgaire, et comprendre la nature, grâce à la science.
Dire " La mort n'est rien pour nous " n'est pas, pour Epicure, méconnaître l'angoisse qu'elle engendre chez la plupart des hommes. A l'inverse, c'est montrer que cette angoisse ne repose sur rien de réel, mais sur des images pernicieuses. Grâce à la science de la nature, à la connaissance de la materialité de l'âme, Epicure espère nous délivrer de la peur de la mort. Si rien de nous ne survit, la mort ne concerne ni les vivants, ni les morts.
On a souvent dit que la lecture des philosophes qui prétendent nous délivrer de l'angoisse de la mort n'a jamais guéri personne de cette crainte. Peut-être. Mais la lecture d'Epicure permet au moins de dissiper quelques illusions, et de nous forcer a comprendre les véritables enjeux de notre attitude face à la religion et à l'immortalité.
De même qu'elle souligne, au troisième siècle avant Jésus-Christ, que ce ne sont pas les mythes et l'irrationnalité qui nous délivreront de nos angoisses, mais bien la science et la lucidité.

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