lundi 3 août 2009

Critique spinoziste de la religion

La volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance.
C'est après avoir exposé sa propre conception de Dieu que Spinoza (1632-1677) s'attaque à la compréhension traditionnelle de Dieu comme roi ou seigneur, imposant ses volontés aux hommes. "La volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance" écrit-il, dans l'appendice au livre I de L'Ethique, entendant montrer que la conception vulgaire de Dieu, non contente d'être anthropomorphique, dégenère en superstition et maintient les hommes dans une ignorance qui profite au pouvoir religieux.
Pour Spinoza, Dieu n'est pas une personne, mais il se définit par la formule "deus sive natura" : "Dieu ou la nature." Dieu est la force qui produit la totalité de la nature des êtres: "il est la cause libre de toutes choses [...] tout est en Dieu et dépend de lui".
Après avoir justifié son concept de Dieu, Spinoza entreprend de réfuter les préjugés des hommes au sujet de la divinité.
"Tous ceux que j'entreprends de signaler ici dépendent d'ailleurs d'un seul, consistant en ce que les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent comme eux en vue d'une fin, et vont jusqu'à tenir pour certain que Dieu lui-même dirige tout vers une certaine fin."
Tous les préjugés des hommes reposent donc sur une conception anthropomorphique de la nature ("Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent comme eux en vue d'une fin"), qui culmine dans l'idée que Dieu agit comme un être humain: il est pourvu d'une volonté et dirige tout selon ses buts et ses fins. Dès lors tout phénomène naturel sera compris comme s'expliquant par la volonté de Dieu: "la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance".
Il deviendra donc impossible d'expliquer la nature par elle-même: tout phénomène (une maladie par exemple) ne sera pas compris par ses causes naturelles, mais saisi comme manifestation, comme signe de la volonté divine (la colère de Dieu, qui pour punir les hommes leur envoie la maladie en question).
Il vaut la peine de suivre la démonstration de Spinoza. Celui-ci pose en principe un fait indéniable, celui qui veut que: "Tous les hommes naissent sans aucune connaissance des causes des choses, et que tous ont un appétit de rechercher ce qui leur est utile, et qu'ils en ont conscience." Nous avons conscience de nos désirs, mais non de leurs causes. Par suite les hommes croient désirer librement, croient que leurs désirs naissent d'eux-mêmes (comme un ivrogne sous l'emprise de l'alcool croit désirer librement sa bouteille).
Or une autre caractéristique des êtres humains est qu'ils agissent toujours dans un but, en poursuivant une fin, une utilité. Pour les hommes, comprendre la nature, c'est donc rechercher dans quel but telle ou telle chose existe, quelle est son utilité. Quand nous regardons un objet, notre première impulsion est de nous demander à quoi il sert, comme si son utilité rendait raison de son existence. Autrement dit, les hommes ne cherchent pas à comprendre la cause des phénomènes, ce qui les produit, mais leur fin supposée.
C'est la combinaison de ces deux principes, de ces deux attitudes : l'ignorance des causes et la recherche de l'utile, qui va être à l'origine d'une conception fausse et aliénante de la nature et de la divinité.
Or,
"Comme en outre ils trouvent en eux-mêmes et hors d'eux un grand nombre de moyens contribuant grandement à l'ateinte de l'utile [...] ils en viennent à considérer toutes les choses existant dans la nature comme des moyens à leur usage."
L'homme considère donc la totalité de la nature comme un ensemble de moyens à son usage. Puisque les hommes expliquent toutes choses selon leur propre façon d'agir, ils jugent que ces moyens ont dû leur être fournis par un ou plusieurs directeurs de la nature, c'est-à-dire par des dieux ou Dieu. Continuant dans la même "logique", les hommes en viennent à penser que les dieux leur ont fourni ces moyens en échange d'une contrepartie: cultes, sacrifices, bonheur, amour.
" Par là, il advint que tous [...] inventèrent divers moyens de rendre un culte à Dieu afin d'être aimés par lui par-dessus les autres et d'obtenir qu'il dirigeât la nature entière au profit de leur désir aveugle et de leur insatiable avidité."
La boucle est bouclée : Dieu ou les dieux sont conçus comme des personnes, agissant dans un but, favorisant les hommes en échange d'un culte. C'est une conception anthropomorphique du divin, puisque Dieu est conçu sur le modèle de l'humanité. Le monde est expliqué en dépit du bon sens.
" Mais, tandis qu'ils cherchaient à montrer que la nature ne fait rien en vain (c'est-à-dire rien qui ne soit pour l'usage des hommes), ils semblaient montrer rien d'autre sinon que la nature et les dieux sont atteints du même délire que les hommes."
En effet, le type d'explication fourni par les hommes, grâce à l'utilité, est proprement délirant. On en trouve la caricature chez Bernardin de Saint-Pierre, qui, plus tard, dira que "le melon a été divisé en tranches par la nature afin d'être mangé en famille, la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée avec les voisins".
Mais l'exposé de Spinoza rend aussi bien compte des préjugés qui font de Dieu ou des dieux des dieux nationaux, protégeant particulièrement tel ou tel peuple, que du début de la Genèse où Jahvé offre la terre à un homme qu'il a conçu à son image.
Cependant, cette sorte de cercle vicieux de l'ignorance et du préjugé tourne à la superstition et à l'avilissement, du moment où les hommes ont à expliquer les phénomènes naturels catastrophiques (tempêtes, tremblements de terre, etc.), qui touchent aussi bien les hommes pieux que les impies, les justes que les injustes.
"Ils ont trouvé plus expédient de mettre ce fait au nombre des choses inconnues dont ils ignoraient l'usage, et de demeurer dans leur état actuel et natif d'ignorance, que de renverser tout cet échafaudage et d'en inventer un autre. Ils ont donc admis comme certain que les jugements de Dieu passent de bien loin la compréhension des hommes."
Voilà donc que l'appel à la volonté de Dieu devient un expédient; il permet de sauver une explication délirante du monde. Plutôt que de rechercher les causes naturelles des phénomènes, les hommes préfèrent continuer à admettre qu'ils sont des signes de la volonté divine, même si celle-ci est totalement absurde et contradictoire.
La situation est ici extrêmement grave, dans la mesure même où l'expérience des catastrophes aurait pu éclairer les hommes sur l'absurdité de leur conception du divin; à l'inverse elle porte la superstition, l'aveuglement, le déni de l'expérience à son comble: la nature n'est plus saisie en elle-même, mais seulement comme signe d'une volonté divine qui dépasse de très loin la compréhension des hommes. Les hommes se conçoivent donc comme soumis au diktat arbitraire d'un Dieu conçu comme un roi.
Mais cette ignorance et cette superstition des hommes du commun sert le pouvoir des théologiens, qui, exploitent la crédulité populaire, se posant comme les interprètes des volontés divines et intercesseurs entre les hommes et Dieu, portent l'aliénation à son comble, et interdisent toute possibilité de libération.
Les théologiens ont "introduit une nouvelle façon d'argumenter: la réduction non à l'impossible, mais à l'ignorance; ce qui montre qu'il n'y avait pour eux aucun moyen d'argumenter".
Spinoza donne alors un exemple à peine caricatural. Si une pierre tombe sur la tête de quelqu'un, ils montreront que c'est la volonté de Dieu. Car pourquoi le vent souffait-il ce jour-là ? Pourquoi cet homme avait-il précisément choisi cet itinéraire?, etc. A toute tentative de réponse rationnelle, les théologiens répondront par un pourquoi : " jusqu'à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance".
La conclusion de Spinoza, qui rend raison aussi bien de l'abêtissement du peuple par les religieux, que de la tradition théologique et politique d'oppression des philosophes (que l'on songe à Socrate! Que l'on songe à Galilée, à Giordano Bruno!), vaut la peine d'être citée in extenso.
" Et ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges et s'applique à connaître en savant les choses de la nature, au lieu de s'émerveiller comme un sot, est souvent tenu pour hérétique et impie et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des interprètes de la nature et des dieux. Ils savent bien que détruire l'ignorance, c'est détruire l'étonnement imbécile, c'est-à-dire leur unique moyen de raisonner et de sauvegarder leur autorité."
Il n'y a rien à ajouter.
La formule " La volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance " rend compte de deux phénomènes. Notre état natif, l'ignorance, nous porte à interpréter la nature et la divinité de façon anthropomorfique, c'est-à-dire délirante. Mais le plus grave, le plus scandaleux, le plus intolérable, est que les hommes d'Eglise et de pouvoir exploitent cette crédulité populaire afin d'affermir leur povoir : "Ils savent bien que détruire l'ignorance, c'est détruire l'étonnement imbécile, c'est-à-dire leur unique moyen de raisonner et de sauvegarder leur autorité. "
A l'heure du "retour du religieux", celle où l'on confond morale et spiritualité, où renaît la superstition, la parole de Spinoza sonne comme un avertissement et un appel à la libération qu'on ne saurait trop méditer.

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