dimanche 2 août 2009

Commentaires sur Nietzsche

La religion est un monde de pure fiction.

Dans un ouvrage dont le titre est déjà une déclaration de guerre : L'Antéchrist , Nietzsche (1844-1900) écrit : "Dans le christianisme, ni la morale ni la religion n'ont quelque point de contact que ce soit avec la réalité [...] Ce monde de pure fiction se distingue du monde des rêves par un trait qui est fort à son désavantage, c'est que ce dernier reflète la réalité, tandis que l'autre ne fait que la fausser, la dévaluer, la nier."
Pour Nietzsche , le christianisme est le dernier symptôme de la décadence, contre lequel il faut opérer un renversement des valeurs.
L'Antéchrist (1888) est l'un des derniers ouvrages écrits par un Nietzsche lucide. Il forme une attaque virulente contre la religion, et principalement le christianisme, dont saint Paul est, pour Nietzsche, le véritable fondateur. Mais la religion chrétienne n'est que l'aboutissement extrême de l'idéalisme, du moralisme, qui se font jour dès "le cas Socrate". Comprendre les attaques de Nietzsche, c'est comprendre ce qu'il entend par le renversement des valeurs et l'annonce du surhomme.
En un sens, Nietzsche reprend les critiques que Spinoza (1632-1677) adressait aux religions : elles sont des erreurs intellectuelles dues en grande partie à une impuissance du croyant. En particulier, elles ignorent la nature et la compréhension des phénomènes naturels. Nietzsche affirme qu'il n'y a dans la religion chrétienne que des "causes imaginaires [...] des effets imaginaires [...] des êtres imaginaires [...] une science imaginaire de la nature [...] une psychologie imaginaire [...] une théologie imaginaire".
Les principaux concepts théologiques (péché, remords, châtiment, tentation, etc.) sont passés au crible d'une critique impitoyable. Le principe en est que la religion développe des "arrière-mondes", des mondes imaginaires grâce auxquels elle évalue la réalité, l'interprète.
Mais ce qu'il y a de nouveau chez Nietzsche, réside dans le fait qu'il comprend tout cela comme un signe de décadence et cherche quels sont les motifs de celui qui a besoin de croire.
"Une fois que l'on eut inventé le concept de "nature" pour l'opposer en tant que tel à celui de "Dieu", "naturel" ne put que devenir l'équivalent de "condamnable"."
Si la religion est pire que le rêve, qui est lui aussi une fiction, c'est que le rêve n'est qu'une déformation de la réalité, alors que la religion nie la nature. Si l'on relit saint Paul et les Epîtres aux Ephésiens, on voit à l'oeuvre cette opposition massive de la nature d'une part et de Dieu de l'autre. Tout ce qui est bon au regard de la nature devient insignifiant aux yeux de Dieu, et inversement, ce qui paraît sage aux yeux de Dieu passe pour fou aux yeux du monde.
De ce point de vue précis, Nietzsche a parfaitement raison : le christianisme oppose en bloc Dieu et le monde, et affirme que Dieu frappe d'inanité tout ce qui est naturel. Ainsi "naturel" devient synonyme de "condamnable". L'invention de la théologie chrétienne sert à dévaluer la vie, a la fausser , à la nier.
" Toute coutume naturelle, toute institution naturelle (Etat, organisation judiciaire, mariage, assistance aux malades et aux pauvres), toute exigence inspirée par l'instinct de vie, bref tout ce qui a valeur en soi, est, par principe, rendu sans valeur, ou de valeur négative par le parasitisme du prêtre. "
Mais pourquoi condamner ce qui est naturel et se réfugier dans le mensonge de la fiction ?
"Ce monde de fiction a tout entier sa racine dans la haine de la nature, il est l'expression d'un profond malaise causé par la réalité [...] Le seul qui ait besoin de mentir pour s'évader de la réalité, qui est-il ? Celui qui en souffre. Mais souffrir de la réalité signifie être soi-même une réalité manquée."
Le croyant est un décadent, un malade, une réalité manquée, quelqu'un qui souffre de la réalité, c'est-à-dire qui manque de force, des instincts vitaux, de puissance.
Cette régression physiologique engendre "la divinité de la décadence [...] le dieu des faibles. Ils ne se nomment pas eux-mêmes les faibles, ils se nomment les "bons".
La religion est un défense contre la réalité dont on souffre, et qu'on dévalue et renie pour se réfugier dans un monde imaginaire où l'on pourra se qualifier de "bon" , et une façon de dénigrer les forts, les puissants, en les faisant passer pour "mauvais", "injustes", etc.
La religion est essentiellement une ré-action, celle de ceux qui sont incapables d'agir. Gilles Deleuze a commenté remarquablement Nietzsche en faisant valoir que si la morale aristocratique (dont Nietzsche se réclame) s'énonce "je suis bon donc tu es méchant", la morale des esclaves et des décadents se délivre par "tu es méchant donc je suis bon".
La première formule débute par une pleine affirmation de soi, une auto-exaltation, dont le "tu es méchant" n'est que la conséquence. Les esclaves, les faibles se reconnaissent à ce qu'ils ré-agissent, sont des hommes du ressentiment et de la vengeance. Pour parvenir à se supporter eux-mêmes, ils ont besoin de s'opposer à d'autres.
Ainsi ils commencent par poser l'autre comme "méchant", et c'est parce qu'ils ne supportent pas l'autre qu'ils se nomment "bons". Le caractère de "bon" n'est pas ici une affirmation de soi, mais une réaction, la marque du ressentiment, de la vengeance, devant autrui.
On comprend le mot de Nietzsche , la religion " a fait de toute valeur une non valeur ", en elle il n'y a "que des fins mauvaises: la contamination, le dénigrement, la négation de la vie, le mépris du corps et l'auto-avilissement de l'homme par l'idée de péche ".
En fait, la religion chrétienne porte à son comble un mouvement déjà présent chez Socrate : l'idée que la vie doit être justifiée, jugée, évaluée par une idée. Tout "idéalisme" est un symptôme de manque de force.
Or, c'est face à ces symptômes qu'il faut comprendre le projet de Nietzsche. Il ne s'agit pas que d'une critique des "arrière-mondes" et de la religion. Il s'agit aussi de "transmuer les valeurs", d'effacer le mouvement chrétien qui fait de toute valeur une non valeur, de favoriser les forces actives, la puissance, l'expansion de la vie.
En ce sens le "surhomme" n'est que la caricature qu'on en a fait, mais ce qui doit dépasser l'homme moderne, fatigué et décadent, créer d'autres valeurs, non pas "négatrices" de la vie ou dévalorisantes, mais servant l'acceptation de l'existence.
Il paraît nécessaire de rapprocher un passage de L'Antéchrist d'un extrait d'Ecce Homo (1888).
" La vie est à mes yeux instinct de croissance, de durée, d'accumulation de force, de puissance : là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin. Ce que j'affirme, c'est que cette volonté de puissance fait défaut à toutes les valeurs supérieures de l'humanité - c'est que, sous les noms les plus saints, règnent sans partage des valeurs de décadence, des valeurs nihilistes. "
" Je fus le premier à voir la véritable opposition qui existe entre, d'une part l'instinct en voie de dégénérescence qui se dresse contre la vie dans une rancune souterraine [...] et d'autre part, une formule d'acquiescement supérieur, née de la plénitude et de la surabondance, un oui sans réserve à la vie, et même à la douleur, et même à la faute, à tout ce qu'il y a de déroutant et de problématique dans la vie..."
On a dit, non sans raison, que Nietzsche, Freud et Marx inauguraient "l'ère du soupçon". Les valeurs les plus traditionnelles de notre civilisation s'y voient remises en cause avec une virulence sans précédent. Cette ère , Nietzsche la nommait Le Crépuscule des idoles. Si Nietzsche a pris comme cibles privilégiées la morale et la religion, c'est qu'il y voyait le symptôme extrême de la décadence et du nihilisme.
On a voulu faire de Nietzsche un précurseur du nazisme, thèse qu'ont accréditée sa soeur et sa mère, lesquelles n'ont pas hésité à falsifier ses textes. Rien n'est plus faux, plus insultant, plus récupérateur.
Nombre de livres et de lettres de Nietzsche s'élèvent contre "la boue antisémite", et rapprocher Zarathoustra des rêves hitlériens est à la fois pervertir une grande philosophie, et s'en débarrasser à bon compte en la compromettant. Faut-il qu'un siècle et demie après la philosophie de Nietzsche soit toujours "à coups de marteau" pour que nous voulions nous en défaire, nous en préserver, au prix de n'importe quel mensonge ?

Aucun commentaire: